LOUP DE MON COEUR

LOUP DE MON COEUR

Ronan Donavan photographe par Neil Shea 2019

Seul avec les loups

 

Le reporter de National Geographic a passé une trentaine d’heures en compagnie d’une meute de loups. Son regard sur ces prédateurs de la toundra s’est transformé

  

Dans la lumière bleutée de l’aube arctique, sept loups traversent un étang gelé, glapissant et hurlant à la poursuite d’un morceau de glace de la taille d’un palet de hockey. À cette heure, la surface opalescente de l’étang tend un miroir aux cieux, et l’exubérance des loups paraît également surnaturelle. Quatre louveteaux cavalent derrière le palet, avant que trois loups plus âgés les renversent, puis examinent leurs petits corps dans l’herbe gelée de la rive. Dans mon carnet, je note le mot « loufoque », d’une écriture quasi illisible tant mes doigts frissonnent.

Le plus grand loup est un mâle de 1 an, une brute d’environ 30 kg. On n’entend que les croassements d’un couple de corbeaux, les voix des loups et le cliquetis de leurs griffes sur la glace. Le palet finit par se perdre dans les herbes. Le plus gros des louveteaux le retrouve et le met en pièces. Ses congénères le regardent, comme stupéfiés par un tel déchaînement de violence. Puis, l’un après l’autre, les loups se retournent vers moi. Ils me regardent.

La sensation est difficile à décrire – l’instant précis où une meute de prédateurs vous repère et vous observe pendant quelques longs battements de cœur. D’ordinaire, l’être humain n’est pas l’objet d’un tel examen. Cependant, mon corps semble l’appréhender bien au-delà de la pensée.

 

 

Un louveteau mordille une plume et un autre s’approche de la vieille matriarche de la meute. Après une dernière chasse couronnée de succès, celle-ci s’est assurée que leslouveteauxmangeaient les premiers. Puis elle a disparu dans la toundra.

Je frissonne de nouveau – mais, cette fois, pas de froid. Aussi enjoués qu’ils se montraient voilà quelques minutes, il s’agit bien de loups sauvages. Du sang assombrit leur pelage blanc. Ils se nourrissent d’un bœuf musqué plusieurs fois plus gros que moi, dont le cadavre gît à proximité, sa cage thoracique ouverte, ses côtes offertes en éventail sous le ciel. Les loups m’observent en silence, mais les mouvements rapides de leurs oreilles et la position de leur queue indiquent qu’ils se consultent. Ils prennent des décisions. Après quelques instants, ils décident de s’approcher.

Il n’existe sans doute aucun autre endroit au monde où cela pourrait se produire. Et c’est bien pourquoi je me suis rendu sur l’île d’Ellesmere, tout au nord de l’Arctique canadien, pour me joindre à l’équipe de tournage d’un documentaire. L’endroit est si éloigné, et si froid en hiver, qu’on y voit rarement des humains. Une escouade d’environ huit personnes fait fonctionner toute l’année une station météorologique, Eureka, accrochée à la côte ouest de l’île. Le village le plus proche, Grise Fiord (129 âmes), se trouve à 400 km au sud. Et le premier végétal ayant l’apparence d’un arbre, à 2 000 km.

 

 

Dans un avant-poste militaire, où le personnel a suspendu un squelette de bœuf musqué, la meute va chasser le lièvre arctique sur les terrains herbeux entourant la piste d’atterrissage.

Les loups de cette partie d’Ellesmere n’ont jamais été victimes des chasseurs, ni vu leur territoire grignoté par les humains, ni été empoisonnés ou piégés par des éleveurs. Ils ne se font pas écraser par des voitures, ne pâtissent pas de législations inconstantes qui oscillent entre protection et menace au gré du temps. Seuls quelques scientifiques les ont étudiés. Ce sont des loups gris (Canis lupus) – la même espèce qui vit dans le nord des montagnes Rocheuses, dans une grande partie du Canada, et au sein de petites populations dispersées en Europe et en Asie.

Même pour les Inuits que je connais, dont les ancêtres habitent cette région depuis des millénaires, ces loups sont à part. Cela ne signifie pas qu’ils ne croisent jamais d’humains. À partir de 1986, le légendaire biologiste L. David Mech a passé vingt-cinq étés à observer des loups dans le secteur. Le personnel de la station météo en aperçoit souvent, et de grandes meutes ont été signalées errant sur le territoire de la station. Enfin, mes amis de l’équipe de tournage se sont surtout intéressés à la meute, en utilisant des quads pour suivre ses déplacements incessants.

Ces contacts avec les humains ont-ils rendu les loups moins sauvages ? Peut-on évaluer la nature sauvage d’un animal selon l’espace qui le sépare des humains ? Ce qui distingue les loups d’Ellesmere de leurs cousins vivant dans des environnements bien moins sauvages, comme l’Idaho ou le Montana, ne tient pas seulement à la distance qui les en sépare. Ici, les humains n’ont jamais menacé les loups d’extinction. Ici, la présence humaine se ressent si peu qu’ils n’en ont pas nécessairement peur. Leur rendre visite, c’est entrer dans un autre monde, que l’on renonce à contrôler.

 

 

Un louveteau de 12 semaines s’étire, après s’être rassasié de la dépouille d’un bœuf musqué. Désormais assez grands pour voyager, les louveteaux doivent encore grossir et apprendre les règles cruciales de la survie avant l’arrivée de l’hiver.

Ce jour-là, sur l’étang gelé, la meute s’approche à pas lents. Les loups avancent, la tête basse, l’odorat en alerte. En ce début septembre, la température est de - 3 °C. Le bref été arctique est terminé mais, chaque jour, le soleil s’attarde encore dans le ciel pendant une vingtaine d’heures. Il faudra attendre quelques semaines avant de connaître de véritables nuits, celles d’un hiver de quatre mois, quand les températures descendent jusqu’à - 50 °C. Je suis seul, sans arme. Mes amis se trouvent à 8 km de là.

Assis sur la glace, je songe qu’il m’est déjà arrivé de connaître une aussi grande solitude, mais jamais d’être si vulnérable. Les loups se dispersent autour de moi, tel un nuage de fumée. Leur robe hivernale commence à repousser. À mesure qu’ils passent, les détails par lesquels l’équipe les a différenciés lors du tournage apparaissent en gros plan. La collerette du mâle de 1 an présente des poils gris. La femelle a eu le globe oculaire gauche perforé, sans doute en affrontant un bœuf musqué. Sur la queue des louveteaux, des pointes noires deviendront bientôt blanches. Je peux sentir l’odeur du sang du bœuf musqué dans lequel ils se sont roulés. Les louveteaux restent à distance, sautillant avec maladresse sur leurs énormes pattes.

 

 

La meute recherche des bœufs musqués ou des lièvres arctiques dans le fjord Greely. En hiver, celui-ci gèle. Le territoire de chasse des loups s’étend alors au-delà des montagnes, à l’horizon.

Les loups plus âgés viennent vers moi. Une femelle audacieuse, sans doute âgée de 2 ou 3 ans, s’avance à une longueur de bras. Ses yeux sont d’un ambre vif, et son museau est sombre, à cause du sang coagulé ou des ordures brûlées dans la décharge d’Eureka, dont les loups sont des habitués. Elle a peut-être une moustache de plastique fondu, me dis-je. Cette pensée incongrue s’évanouit aussitôt. À moins de 2 m, une louve sauvage me fixe. Je décide de demeurer immobile, et je regarde, fasciné. J’entends les gargouillis d’un estomac en pleine digestion.

La louve me considère de haut en bas, son nez remuant dans l’air comme s’il dessinait. Elle s’avance et, soudain, appuie sa truffe sur mon coude. On dirait une décharge d’électricité, et je tremble. La louve s’écarte d’un bond, puis trottine de l’avant, sans se presser. Elle jette un coup d’œil par-dessus son épaule au moment de rejoindre sa famille, dont les membres sont occupés à plonger la gueule dans les restes du bœuf musqué. La femelle aux yeux brillants m’a examiné méthodiquement. Calmement.

Son regard ne s’est quasiment pas détourné du mien, et j’ai entrevu une intelligence rayonnante bien au-delà de tout ce que j’ai connu chez un autre animal. Il y avait là un sentiment indubitable que, dans les profondeurs de notre codage génétique, nous nous connaissions l’un l’autre. Je ne parle pas d’un rapport un tant soit peu personnel. Ce n’est pas mon animal totem. Je parle d’une empreinte génétique, d’une familiarité au niveau des espèces. Les loups sont un peu plus anciens que les humains modernes. Ils ont atteint leur maturité en tant qu’espèce lorsque Homo sapiens est apparu.

 

 

Des loups dévorent les restes d’un bœuf musqué. Pour obtenir cette image, Ronan Donovan, a installé un piège photographique àl’intérieur de la carcasse. La meute est revenue se nourrir là pendant un mois.

Les loups, à l’instar des humains, figurent parmi les prédateurs les plus efficaces et inventifs de la planète. Ils vivent au sein de groupes familiaux qui, à certains égards, ressemblent plus aux familles humaines qu’à celles de nos cousins primates les plus proches. À mesure que le changement climatique transforme l’Arctique en une région-frontière plus chaude, aux contours moins marqués, les loups vont sans doute s’adapter comme nous le ferions nous-mêmes – en exploitant de nouveaux avantages, et, si les choses tournent vraiment mal, en migrant ailleurs.

Peu avant mon arrivée à Ellesmere, la meute a perdu sa mère, peut-être âgée de 5 ou 6 ans. Les hanches maigres, elle avait du mal à se lever. Pourtant, son autorité était telle que, quand mes amis l’ont rencontrée, en août, ils n’ont pas remarqué sa fragilité. Elle était sans doute la mère de tous les loups de la meute, à l’exception de son mâle, une bête élancée au pelage d’un blanc brillant. Si, à la chasse, celui-ci était le chef de la meute, elle en était le cœur. Il n’y avait apparemment aucun conflit d’autorité. La matriarche n’a pas manifesté beaucoup d’intérêt pour mes amis et leurs caméras, bien qu’elle les ait laissés approcher ses petits de près. Ainsi a-t-elle donné le ton et ai-je profité de la tolérance de la meute à mon égard.

 

 

La meute a trois bœufs musqués mâles en ligne de mire. Pour tuer l’un de ces animaux (pouvant atteindre 300 kg), les loups doivent coopérer.
Le bœuf musqué est l’une des rares proies à se rassembler en formation défensive. La technique des loups : profiter d’une occasion pour isoler un individu de la protection du troupeau. Ce jour-là, les bœufs ont déjoué la menace.

L’équipe du documentaire m’a raconté son dernier fait d’armes, intervenu environ une semaine plus tôt. Après plusieurs chasses infructueuses (ce qui arrive souvent chez les loups), la meute a réussi à jeter au sol un petit de bœuf musqué d’environ 100 kg. Le groupe n’avait pas profité d’un solide repas depuis longtemps. Les adultes se pressaient autour de la prise, le souffle court, fatigués, affamés. Mais la matriarche est restée près du cadavre, repoussant les assauts de ses petits les plus âgés, n’autorisant que les quatre louveteaux à se sustenter.

Les loups les plus vieux mendiaient, gémissaient, se vautrant ventre en avant pour attraper une bouchée. Elle a tenu bon, claquant des mâchoires et grognant. Les louveteaux se sont empiffrés jusqu’à ce que leur ventre atteigne le volume d’une boule de bowling. Ce devait être leur premier repas de viande fraîche. Enfin, tout le monde a été autorisé à manger. Les loups, gavés, sont ensuite tombés dans la version canine de la somnolence postprandiale.

La matriarche a disparu peu après. Nous n’avons jamais su ce qu’elle était devenue. La jeune femelle qui m’a heurté le coude paraît vouloir prendre la succession. Mais, lors de sa première comme chef de chasse, aidée du mâle le plus âgé, un bœuf musqué la met en déroute.

 

 

Ce jeune bœuf musqué a résisté aux loups pendant vingt minutes, avant de s’effondrer. Tandis que l’un tente de mordre et de maintenir le museau de l’herbivore, les autres loups l’attaquent par derrière. C’est ainsi que les jeunes de 1 an apprennent à tuer : ils assaillent le plus souvent des animaux jeunes, âgés ou malades.

Incapable de m’arracher à ce lieu, je passe une trentaine d’heures avec les loups de l’étang. La meute peut bien vivre dans l’indécision ou le stress, ce sont des moments de bonheur. Les loups jouent, font de petits sommes, se câlinent. J’essaie de les tenir à distance. Toutefois, ils reviennent invariablement pour m’inspecter. Je peux sentir leur horrible haleine, et entendre leurs pets tout aussi infâmes. Leur intérêt s’estompe lentement. Mais il fait si froid que, à chaque heure, je dois me lancer dans une séance d’échauffement – boxe dans le vide et sauts sur place. Mes gesticulations et halètements attirent les loups.

Curieux, ils m’encerclent et me lancent des regards de travers. Ils doivent sentir que je suis nerveux. À un moment, je dresse une tente à une certaine distance afin de dormir quelques heures. Tandis que je suis dehors, à faire fondre de la glace afin d’obtenir de l’eau potable, la femelle borgne s’approche et déchire la tente d’un coup de patte. Puis elle transporte tous mes biens sur le sol nu, les dispose en une rangée ordonnée, et s’enfuit avec mon oreiller gonflable.

Au bout du compte, les loups s’allongent et les petits forment une sorte de pyramide de fourrure. Je vagabonde pendant qu’ils dorment. Les oiseaux migrateurs se sont déjà envolés vers le sud ; les renards et les corbeaux font silence. Des bœufs musqués ont perdu pendant l’été des touffes de poils qui fleurent bon l’herbe fraîchement coupée et qui volettent maintenant dans la plaine, tandis que les crânes d’individus plus anciens s’enfoncent dans le sol, l’os épais jauni de lichens, les cornes pointées vers le ciel. Je me sens comme un intrus errant dans les pièces d’une maison vide.

 

 

Une fois rassasiée, la meute se repose pour digérer. La plupart des chasses se révèlent infructueuses. Les adultes peuvent passer deux semaines sans manger. Quand ils ont tué une proie, ils se gavent, ingurgitant jusqu’à 10 kg de viande en un seul repas. Mais ils devront bientôt se remettre en chasse.

La meute se réveille quelques heures plus tard et accomplit son rite d’après-sieste : les retrouvailles avec léchages de visage et frétillements de queue. Cela dure un bon moment, une grande manifestation d’amour. Puis les plus âgés partent en trottinant vers l’ouest, vers un terrain de chasse de premier ordre, laissant les quatre louveteaux seuls en ma compagnie. Ces derniers semblent décontenancés – et moi donc ! Ce n’est pas forcément un signe de confiance, plutôt de la nonchalance. Je ne suis ni une proie ni une menace, mais quelque chose d’autre, et les loups les plus vieux l’ont compris.

Quels membres de la famille vont survivre à l’hiver ? Réapprendront-ils à chasser ensemble ? Impossible à dire. Il y a de bonnes chances que ce soit le cas, mais tous les petits ne vont peut-être pas s’en tirer. Ce jour-là, après que le dernier membre du groupe des anciens a disparu, les louveteaux se lèvent et partent en bondissant à sa poursuite. Je les suis. Nous ne tardons pas à nous égarer. Nous errons pendant une heure. Parvenus près d’une sorte de crête, les louveteaux s’arrêtent, se mettent à hurler, et leurs petites voix se perdent parmi les rochers en contrebas.

 

 

Un mâle de 1 an, surnommé Gray Mane (« Crinière grise ») par notre équipe de tournage, mène une meute de loups arctiques en quête d’une proie, à l’été 2018. Cette chasse durera près de deux jours et s’étendra sur environ 100 km.

 

 

 



12/09/2019
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